Le métier du philosophe.
Essai de définition des rapports entre
philosophie académique, réalité et collectif de travail (inédit)
Eric Hamraoui (séminaire de cycle C, CNAM, janvier 2006)
Après avoir
consacré mes travaux de recherche à l’épistémologie de la connaissance des
maladies du cœur, autour du rapport entretenu par les notions d’explication
(analyse pathologique causale) et de description des symptômes cliniques, mon intérêt s’est peu à peu déplacé de l’étude de la clinique des pathologies
cardiovasculaires vers celle de la clinique du travail à la suite de la lecture
de Souffrance en France (1998) de Christophe Dejours qui se clôture sur
une réflexion portant sur le courage dont le cœur fut longtemps supposé être le
siège (Hamraoui, 2006). Ce déplacement d’intérêt a été favorisé par le fait que
le cœur constitue un objet dont la connaissance se situe au croisement de
plusieurs disciplines. Ainsi, en centrant mon analyse sur cet organe sensible à
la violence des passions et aux conditions de travail pénibles, comme le
montrent de nombreuses observations cliniques depuis la fin du XVIIe
siècle, ai-je investi un domaine proche de celui de la psychologie clinique et
de la phénoménologie des affects qu’elle développe.
Mon
recrutement au C.N.A.M., en mai 2003, après une année effectuée en qualité
d’enseignant associé, m’a naturellement conduit à développer un questionnement
sur la manière de penser mon activité philosophique du point de vue de la
clinique du travail et, par la même occasion, le sens de l’inscription de mes
activités d’enseignement et de recherche dans l’histoire du Conservatoire.
Établissement qui, je le rappelle, a été fondé à l’initiative de l’abbé
Grégoire (1750-1831), lequel, avec le marquis de Condorcet (1743-1794) et
d’autres philosophes représentants du courant de l’Idéologie , partageait le
souci de diffuser les Lumières dans le peuple au moyen de la consolidation
institutionnelle du progrès des arts et des métiers garant de celui de l’esprit
humain. L’anthropologie développée par les Idéologues reposait sur l’idée
aujourd’hui au cœur de l’investigation menée en psychodynamique du travail,
d’un ancrage de la conscience et de l’intelligence dans le corps, la sensation
et la sensibilité . D’où mon engagement actuel dans une recherche menée
conjointement avec Christophe Dejours visant à explorer ce motif philosophique
d’une clinique dont l’objet est l’étude des rapports entre subjectivité, santé
mentale et travail. Clinique dont les enseignements confèrent à leur tour un
sens nouveau au projet de constitution d’une Science de l’Homme conçu par les
Idéologues et Maine de Biran (1766-1824) . De même, les résultats obtenus par
les enquêtes menées en psychodynamique du travail rendent possible la
discussion de la théorie philosophique du courage à partir de la prise en
compte de la question de la virilité et des stratégies de défense .
Mais
afin de ne pas en rester au stade de la « performance »
philosophique, de l’ornement que l’on finit toujours par éliminer, m’est
apparue la nécessité de tenter de définir la manière dont le philosophe peut,
par son travail, contribuer à l’« augmentation » d’un fondement de pensée sur la connaissance de l’homme et
des mobiles de son action. Mais comment le philosophe travaille-t-il ?
Quelle est la nature du réel qui résiste au développement de sa pensée ? En raison
du repliement de la philosophie sur l’histoire de sa propre discipline érigée
en sens commun (Soulié, 1995) d’une communauté élitiste majoritairement
formée par « intégration » (à l’École Normale Supérieure) et
« agrégation » (à l’Université), la constitution de collectifs de
métier, au sens où l’entend la clinique du travail, peut-elle apparaître comme
nécessité aux yeux de l’enseignant en philosophie et du philosophe ?
Conscients des dangers de l’enfermement disciplinaire de leurs confrères, certains
philosophes pensent que la philosophie doit savoir « s’exposer à des
confrontations multiformes, avec les disciplines scientifiques certes, mais
également avec les conceptualisations et les anticipations qui prennent corps
dans les situations de travail » (Schwartz, 2000, p. 4). Aussi séduisante
et heuristiquement féconde que soit cette perspective, déjà ouverte par
d’autres (Canguilhem, Dagognet ), ne contribue-t-elle pas à éluder le problème
de la constitution de collectifs de métier chez les philosophes eux-mêmes ?
Comment alors penser l’effort de réflexion et d’érudition parfois prodigieux
fourni par ceux-ci confrontés à la difficulté d’interpréter les textes de la
tradition et d’en théoriser le sens, en tant que « travail », au sens
clinique du terme, à savoir comme élaboration collective de règles de métier –
et non pas seulement de recrutement comme conformité à un Idealtyp ? La
question est difficile et l’enjeu – clinique et politique – considérable. J’ai
ainsi conçu la présentation suivante, inscrite dans le prolongement d’une
discussion avec Yves Clot, comme première étape d’une réflexion qui sera au
cœur de l’orientation de mes pérégrinations futures dans les univers de la
pensée et de l’action, avec leurs départs, leurs aboutissements effectifs ou empêchés,
leurs retours, les détroits traversés avant d’apercevoir l’océan (Barkat,
2004). Aussi ai-je choisi d’opter pour le mode de l’engagement personnel en
convoquant le souvenir d’une expérience philosophique dont la trame est tout
entière tissée par le fil de l’improbable, qui, comme le rappelle le poète,
n’est autre que ce qui est (Bonnefoy, 1992).
*
« La philosophie triomphe aisément des maux
passés et des maux à venir.
Mais les maux présents triomphent d’elle. »
La
Rochefoucauld, Maximes, 1678.
Définir
le métier de philosophe, ses caractéristiques et ses modalités d’exercice, ne
va pas de soi. La difficulté renvoie peut-être ici à l’improbabilité de
l’aboutissement de cet effort définitionnel. Pour quelles raisons ? Tout
d’abord parce que l’exercice de la philosophie, à quelques exceptions près,
n’est pas pensé comme métier, en tant qu’activité de construction collective de
règles, mais comme fruit d’une vocation : celle de la quête de
l’universel. « Entrer en philosophie, me disait mon professeur de
philosophie en classe de Lettres supérieures (hypokhâgne), c’est comme entrer
en religion ! » Je fus marqué par la force d’une telle représentation de
l’activité du philosophe, formulée au pied de la cathédrale de Strasbourg , ce
cœur gothique de l’Alsace, lieu où circulent perpétuellement pèlerins et
visiteurs. Je me souviens en effet avoir, après une année d’écoute passionnée
du cours de philosophie, en classe de terminale, n’avoir eu aucune difficulté à
faire miennes ces paroles. Néanmoins, le choix de la pluri-disciplinarité que
j’avais fait en posant ma candidature à l’entrée en classes préparatoires
m’empêchait de m’adonner uniquement à la lecture de textes philosophiques.
L’essentiel de mon temps était en effet consacré à la préparation des versions
et thèmes allemands et latins. Pourtant, je ne regrettais rien. J’avais
compris, grâce à mon professeur de philosophie, dont les tempes argentées
accentuaient la profondeur du regard fixé sur l’Empyrée (que semblait frôler la flèche de la
cathédrale), aux antipodes de l’Empirie, qu’il ne suffisait pas de se plonger
dans l’œuvre des philosophes pour devenir soi-même philosophe. Cela était bien
entendu utile et nécessaire pour la préparation des concours mais ne pouvait
aucunement suffire à produire la vibration de la « fibre
métaphysique » à l’origine de la vie de la pensée du philosophe. Selon mon
professeur, défenseur de la metaphysica generalis (distincte de la philosophia
naturalia), tout était d’abord affaire de posture et d’attention prêtée aux
mouvements et « forces qui agissent en nous » – souvent à notre insu – et
que nous ne pouvons qu’accompagner. Convaincu de la justesse de cette vision de
la réalité de la vie intellectuelle du philosophe, et limité par le temps, j’ai
accepté de centrer mon effort sur l’analyse des concepts plutôt que de chercher
à étendre quantitativement mon savoir. Je me souviens ainsi, par exemple, avoir
saisi l’occasion d’un sujet de dissertation pour réfléchir sur l’original,
concept renvoyant à l’idée de ce qui doué de caractère propre suppose l’absence
de modèle, tout en pouvant par la suite servir lui-même de modèle. D’où la
singularité paradoxale de l’original et du rapport au vrai qui le caractérise.
L’original se distingue en effet de l’originaire dont la vérité
non inscrite en lui – car ne pouvant a priori servir de modèle
d’adéquation de l’intelligence à un objet – est à rechercher au dehors. C’est
pourquoi, si toute pensée philosophique a à s’affirmer dans son originalité,
elle est aussi d’abord mouvement dans une direction déterminée, donc
orientation à partir d’un point de départ qui constitue son
« orient » (où le « soleil » de son inspiration première se
lève). Dans un opuscule intitulé Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée
(1786), Kant définissait cette faculté d’orientation – logique – dans la pensée
comme « direction de l’usage de la raison pure par elle-même, si partant
d’objets connus (à savoir de l’expérience), elle entreprend de s’étendre par
delà les frontières de l’expérience ». L’orientation dans la pensée repose
ainsi, selon Kant, sur « la capacité de la raison à soumettre ses
jugements à une maxime déterminée, non plus en vertu de principes objectifs de
la connaissance, mais uniquement selon un principe subjectif de
différenciation ». Le point – cardinal – d’orientation de ma propre
pensée, que mon professeur de philosophie m’avait aidé à définir, me conduisit
à envisager de quitter le lycée Fustel de Coulanges de Strasbourg pour le lycée
Honoré de Balzac de Paris où enseignait André Lécrivain, spécialiste renommé de
la philosophie de Hegel et grand lecteur des textes de la tradition. Toutefois,
le « principe subjectif de différenciation » (de discernement) que
mon professeur de philosophie et moi-même avions défini ensemble faisait fi des
« principes objectifs de la connaissance » de la force de mes
attaches sensibles et affectives à ma région natale. C’est donc sur la base
d’un déni – certes commun à l’engagement dans d’autres logiques de construction
de soi – de l’importance de ces déterminants affectifs, m’exposant au risque de
connaître peut-être pire que la nostalgie, que je m’apprêtai à bâtir mon avenir
de philosophe. L’une de mes sœurs cadettes, très proche de moi, faisant elle
aussi ses études à Strasbourg, demeura interdite lorsque je lui annonçai mon
projet. « Tu en veux trop ! », me dit-elle. L’excès qu’elle
déplorait n’était pas, me connaissant, celui de l’ambition, mais du rêve
reposant sur la méconnaissance de difficultés pratiques que mon idéalisme ne
pouvait prendre en compte. La dose de vérité que les philosophes en herbe
peuvent supporter est faible… Mes parents, qui regrettaient beaucoup de n’avoir
pu faire des études, ne voulurent pas contrer mon élan et acceptèrent de me
soutenir moralement et financièrement, au prix de lourds sacrifices. Sur mon
écran d’obstruction idéaliste du réel vint ainsi se projeter l’improbable
dessein (et non ce qui relèverait seulement du généreux fantasme) de me voir
réussir dans une voie susceptible de procurer bonheur au travail et
épanouissement. But qui ne sera atteint que bien longtemps plus tard, après
maintes péripéties. Mais avant de revenir sur certaines d’entre elles,
constitutives d’un rapport au travail et à la vie, je tiens à souligner qu’être
philosophe ne suppose pas nécessairement l’adoption d’une posture négatrice de
la résistance du réel, donc de l’accident et de la contingence ayant une
incidence sur la nature de nos impressions et sentiments, l’activité de
symbolisation et le développement de la pensée elle-même. Ainsi, le philosophe
Michel Henry (1922-2002) dit-il que « vivre pour l’homme a toujours
signifié travailler. Et cela parce que, jeté dans un monde qui lui est
étranger, il n’a pu subsister qu’en transformant la réalité matérielle de ce
monde de manière à la rendre adéquate à ses besoins, à la réalité non
matérielle de sa propre vie » (Henry, 1993). D’où l’impossibilité de
comprendre le travail, qui appartient à l’essence de la vie, en tant que «
simple moyen d’obtenir les biens nécessaires à la vie » ou
rattachable « à la satisfaction nécessaire d’un certain nombre de besoins
empiriques par lesquels on croit pouvoir définir cette vie » (op.
cit.). Penser ainsi conduirait, selon Michel Henry, à se méprendre sur le
sens de l’action et du travail dont la vie fait ressentir le besoin : « L’action
procède de cet effort constant de la vie pour convertir sa souffrance dans la
joie qui n’est jamais que cette conversion en acte. Tous nos besoins les plus
immédiats et les plus matériels portent en eux cette structure essentielle
selon laquelle un malaise initial “ travaille” à se supprimer soi-même. Ainsi
se découvre en toute clarté, avant toute histoire et comme la condition de
celle-ci, au-delà de tout besoin particulier et comme sa nature profonde, le
lien originel qui lie “ vie” et “ travail ” » (op. cit.). La pensée du
caractère immanent de ce lien excluant l’intervention de toute transcendance,
permet d’éviter l’engagement dans la course folle à laquelle nous contraint
l’idéalisme pour nous réconcilier avec le réel. Comment opérer cette réconciliation
avec ce qui, à chaque seconde, met à mal les plus belles constructions de
l’esprit – y compris lorsque celles-ci tentent de rendre spéculativement compte
de cet échec ? est la question qui taraudait mon jeune esprit fermé à
l’idée que l’activité du philosophe puisse être considérée en tant que travail
comme un autre. Le prosaïsme connotant alors à mes yeux le concept de travail
car renvoyant à la réalité de la violence des rapports sociaux – que Hegel
opposait à la « poésie du cœur » – m’interdisait alors de le
comprendre comme opérateur majeur d’intelligibilité du réel. Solidement ancré
dans l’esprit de nombreux philosophes, ce préjugé compromet la construction de
leur activité comme métier. Ce qui curieusement pose rarement problème. Pour quelles
raisons ? Une première raison tient, selon moi, à l’étymologie du terme
« métier » : de « menestier », apparu à la fin du IXe
siècle, ayant donné « mistier » et « mestier » issus
du latin ministerium signifiant « fonction de serviteur, service,
fonction » (Solé, 2002). Le concept de métier est donc originellement
associé à l’idée de mise au service de quelqu’un et non d’exercice d’une
« profession » librement choisie (sens que revêt le mot métier à
partir de 1690). Le terme « profession » renvoie lui-même à l’idée de
« déclaration ouverte, de croyance, d’opinion ou de comportement »
(d’où les expressions « profession de foi » et « faire
profession de ») (Rey, 1992). Ainsi, comme l’établit Andréu Solé (2002),
exercer un métier, au sens actuel du terme, signifie « se mettre au
service – être serviteur – d’une croyance, d’un comportement ». Or, la
philosophie, comme « amour de la sagesse », donc comme quête du vrai,
du juste et du beau, au-delà de la sphère de l’apparence, n’est-elle pas ce
dont le concept même proscrit toute allégeance à la croyance et toute
soumission à une norme de comportement ? Servir n’est-il pas
déroger (au sens de « perdre les privilèges de la noblesse par
l’exercice d’une profession incompatible avec elle) ? Certains auteurs considèrent pourtant l’activité
du philosophe comme métier, ayant son éthique propre (Le Dœuf, 1989 :
186). Quelle est-elle ? Celle-ci consiste, comme le rappelle la philosophe
Michèle Le Dœuf dans L’étude et le rouet, en l’exigence pour la pensée
philosophique de « se penser elle-même en entier » (op. cit.),
de sorte qu’« aucun contenu occulte, qui aurait échappé à son auteur, ne
s’y trouve. Le philosophe est donc celui qui sait absolument ce qu’il dit, et
en cela il se campe en “ Père textuel ” », l’absolu de la transparence de
son dire pour lui-même constituant ce dire en origine stricte ; cette
pensée ne repose pas ou ne procède pas d’un impensé (d’un non-pensé) qui serait
à explorer pour élucider le dire en question – bref, parce que ce discours
n’est pas fondé sur autre chose que lui-même, il est autofondateur, et donc
Fondateur » (op. cit.). Mais, commente Michèle Le Dœuf, peut-on
exiger du lecteur « qu’il ne voie dans une œuvre que ce que son auteur
pense y avoir mis ? Et qu’il voie cette œuvre exactement comme son auteur
a pensé qu’elle devait se voir ? » Il me semble possible, sur la base
de ces derniers éléments, d’émettre l’hypothèse que le mythe de la réduction
complète de l’écart entre le pensé et l’impensé (l’insu) au sein du discours
auto-référencé du philosophe constitue le principe – dogmatique – de la
substitution de l’œuvre de construction systématique de la pensée à celle de la
constitution de collectifs de travail vivifiés par la discordance créatrice. Ce
« mythe méthodologique » (Grmek, 1990 ) conduisant à comprendre
l’histoire de la philosophie comme « rapport au sacré » et
« odyssée » en quête du « lieu natal de la vérité » (Le
Dœuf, 1989), obnubile le philosophe, au point que lui fasse défaut la mémoire
historique du travail qu’il accomplit effectivement, des étapes de la
construction d’un genre professionnel sur la base de la liaison établie entre
les différentes composantes d’une expérience professionnelle authentiquement
pensée comme telle. Le paradoxe de la posture du philosophe peut ainsi être
formulé : le culte de la référence à l’histoire de sa discipline (ce que d’aucuns considèrent comme le
« cœur du métier » de la philosophie) le plonge dans l’amnésie de
l’histoire du travail qu’il accomplit, donc de la dimension transpersonnelle de
son activité (Clot, 1999). Mais, ce faisant, peut-il travailler, au sens où
l’entend le clinicien, c’est-à-dire inscrire son effort dans le cadre d’une
prise en compte de l’écart existant entre le prescrit et le réel ? Afin de répondre à cette dernière question,
je convoquerai à nouveau mon expérience de l’apprentissage de ce que je rêve
voir un jour considéré et pratiqué comme métier. Passé en classe de Première
supérieure (khâgne ) et ayant été accepté au lycée Honoré de Balzac de
Paris, situé près du cimetière des Batignolles, non loin de la porte de Clichy,
je fus frappé par le fait que mes condisciples semblaient habiter un autre
monde que le mien. Monde dans l’ordre des choses duquel s’inscrivait
l’intégration de l’École normale supérieure, qui n’était pour moi qu’un but
lointain, un « au-delà », une réalité nouménale que je pouvais
imaginer mais non connaître. « L’essentiel est le bénéfice intellectuel
que vous retirerez de cette expérience ! », m’avait dit mon professeur, à Strasbourg.
J’appris cependant bien vite que le seul débouché véritable des études de
philosophie étant l’enseignement, il était avant tout nécessaire de préparer le
C.A.P.E.S. et l’agrégation (préparation à laquelle sont principalement
destinées les khâgnes et les Écoles normales supérieures ). Cherchant avant
tout à devenir philosophe, je ne pris pas la mesure des implications de cette
dernière contrainte. Ce qui bien des années plus tard, une fois soutenue ma
thèse de doctorat consacrée à l’épistémologie de la connaissance des maladies
du cœur, devait me coûter cher. Aucune perspective d’avenir professionnel ne
s’offrait à moi en philosophie. La présidente de mon jury de thèse, Anne-Fagot
Largeault, ancienne présidente du jury de l’agrégation m’avait prévenu au pot
de ma soutenance : « Nous vous avons félicité aujourd’hui mais,
sachez le bien, avec le sujet que vous avez choisi vous n’obtiendrez jamais
aucun poste. Passez donc vos concours ! » L’écart entre ce prescrit
et la manière dont je pouvais effectivement y répondre était maximal. Je
sentais qu’il y avait là matière à penser sans toutefois disposer des
instruments pour le faire. Aussi me gardai-je d’interpréter ce que je vivais
comme infortune tout en éprouvant le besoin de réfléchir sur ma propre posture
de philosophe. Je me souvins alors du contenu d’une lettre que m’avait adressée
mon ancien professeur de philosophie peu après mon arrivée à Paris, alors que
je me sentais perdre pied. Lettre que j’ai conservée et dont voici un court
extrait :
Strasbourg, novembre 1983
Cher Éric.
(…) J’essaie, comme vous le savez, de découvrir et de fortifier des
esprits que j’estime « bons pour le service philosophique », tout en sachant quel
itinéraire il leur reste à parcourir (…) Je ne suis pas fondamentalement
inquiet sur votre avenir dans la pensée. Celle-ci ne demande pas que des
maîtres, assurés de leurs pouvoirs conceptuels et de leur autorité
d’intellectuels. Des figures plus ambiguës, plus complexes, plus tourmentées,
lui sont aussi nécessaires. Bien sûr elles ont l’apprentissage plus difficile
et elles savent moins bien se « placer ». Moins vite. Continuez à
travailler en restant fidèle au désir qui vous porte vers la pensée. Tôt ou
tard les positions s’ajusteront, j’en suis sûr. (…)
Amitiés.
Gilbert Remy
La
résolution de persévérer dans son être (« d’être fidèle au désir qui nous
porte vers la pensée ») tout en s’autorisant l’hésitation et le doute,
donc sans vouloir gagner les positions de maîtrise, constitue l’élément
essentiel que j’ai retenu concernant la posture du thumos (ou ardeur
tempérée) philosophique (Frère, 2004). Posture qui suppose elle-même courage –
au sens sensible et non viril – d’endurer la solitude et prudence , comme
« science des choses à désirer et à éviter » , donc comme sagesse des
limites et vertu de la décision (Aubenque, 1986). Décision pouvant être celle
de mettre en discussion le sens commun fondant l’unité de la philosophie académique
avec d’autres champs disciplinaires sans renoncer à introduire la controverse
au sein de ce même corps de références communes. Décision aussi d’examiner en
quoi l’activité du philosophe, bien que rarement pensée sur le modèle du
service, ne saurait échapper à la logique des rapports entre maîtrise et
servitude (Hamraoui, 2005) en dépit de sa capacité à dénier la réalité concrète
au profit de réalités supposées être d’une espèce plus noble . D’où la
nécessité de dépasser la représentation de la spécification de l’activité du
philosophe par le désir de totalité, l’envie de tout retenir (Schlanger, 1994
), au moyen du recentrement sur l’analyse du quotidien (Bégout, 2005) compris
comme « réalité primordiale » (Schütz, 1973), au double sens chronologique
(le monde de la vie quotidienne est toujours le monde donné à vivre et à
comprendre en premier) et ontologique (les traits typiques du quotidien
servent d’archétypes pour les mondes des arts, de la science, de la philosophie
et de la religion). À l’heure où le paradigme de la philosophie comprise comme
science reine est devenu désuet, « la faculté des concepts, dit Yves
Schwartz (2000), fragile, sujette à toutes sortes d’aliénations, en proie au
“ chaos de problèmes”, reste en demande et en souffrance de comprendre la
valeur de son usage. Et s’il y a une mission de la philosophie, c’est bien de
reproblématiser, éventuellement envers et contre tous, cette fonction
énigmatique : comment cette ingéniosité fabricatrice noue-t-elle toutes
sortes de liens ambigus avec des valeurs et des choix ? » Le problème
demeure ici de définir l’ancrage délibératif (« bouleutique ») de l’
(auto-)attribution d’une telle « mission » oublieuse de la croyance
et des contingences – historiques et sociologiques – qui l’ont conduite à se
penser comme telle. L’appel à la mobilisation sur cette question, lancé par Paul
Ricœur, lors des États Généraux de la Philosophie qui eurent lieu les 16 et 17
juin 1979 dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne est resté sans échos :
« (…) nous sommes très clivés, nous appartenons à des groupes, à des
organisations, et aussi nous appartenons à un même métier. Alors qu’est-ce qui
fonde ce métier ? À quelle demande des autres répondons-nous ? Et
quelles sont nos ressources pour y répondre ? »
J’ose,
à titre de conclusion provisoire, me risquer à penser en terme d’absentéisme
l’absence ici pointée d’engagement du philosophe dans la construction d’un
genre professionnel (d’où le caractère virtuel de celui-ci condamnant le métier
à l’état de coquille vide). Absentéisme paradoxal car ancré dans une
« discipline » supposant la clôture sur soi – artificiellement rompue
par la pratique de l’interdisciplinarité – qui compromet l’expérience de
l’« indiscipline » (Y. Clot) que la philosophie a à être.
Éric Hamraoui
Janvier 2006
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